Gestion de la fatigue : une problématique complexe
Par CATHERINE COUTURIER
29 novembre 2022
Essentiels pour assurer les activités continues des services d’urgences, le travail de nuit et rotatif génère toutefois de la fatigue physique et mentale, pouvant occasionner des erreurs, incidents et accidents. La chercheuse Diane B. Boivin et ses collaborateurs ont mené une recherche pour faciliter le développement de systèmes de gestion de ces risques.
« La fatigue est une problématique complexe à laquelle participent plusieurs facteurs », affirme d’emblée Diane B. Boivin, fondatrice et directrice du Centre d’étude et de traitement des rythmes circadiens de l’Institut universitaire en santé mentale Douglas. Également professeure au Département de psychiatrie de l’Université McGill, elle s’intéresse depuis plusieurs années à l’étude des horaires de travail atypiques, à leurs conséquences et à la diminution des risques qui leur sont associés. « Il n’y a pas de risque zéro, même en travaillant de jour. Il faut apprendre à composer avec cette réalité, c’est inévitable si l’on veut offrir une couverture de services 24 h sur 24 », ajoute-t-elle.
La chercheuse a mené plusieurs recherches financées par l’IRSST depuis 1997. « On a au début tenté de réaligner l’horloge biologique à un horaire atypique, de corriger la situation avec la luminothérapie, mais on s’est rendu compte qu’il fallait avoir une approche globale et concevoir un système de gestion des risques liés à la fatigue », résume Diane B. Boivin. Celle nouvelle étude répond ainsi à une demande d’organisations patronales et syndicales de services de police qui souhaitaient mieux gérer la fatigue de leur personnel et ses effets dans leurs organisations. Le but ? Élaborer un outil pour estimer les risques liés à la fatigue en s’appuyant sur une recherche terrain plutôt qu’en laboratoire. En effet, « il est important de développer des outils dans les contextes de travail où ils seront utilisés », rappelle la chercheuse.
Récolter une grande quantité de données
Pour bien gérer les risques, encore faut-il les quantifier. « Ce qui est important, c’est de minimiser les risques que la fatigue, inévitablement présente sur des horaires atypiques, crée des erreurs, incidents et accidents. Cependant, il est complexe d’estimer ces risques, car plusieurs variables doivent être soupesées simultanément », remarque Diane B. Boivin.
Cette étude avait donc comme objectif d’établir les bases d’un outil d’estimation des risques liés à la fatigue qui permettra de les quantifier et de les anticiper à chaque instant de l’horaire de travail. Après une première rencontre avec les partenaires, des groupes de discussion avec des policières et policiers ainsi que des représentants des ressources humaines et de la santé et sécurité du travail ont été organisés pour recueillir leurs commentaires sur la problématique de la fatigue au travail.
L’équipe a ensuite entrepris une grande étude terrain en suivant 76 policières et policiers en santé, âgés de 20 à 65 ans, travaillant à temps plein dans la patrouille, durant un cycle de travail complet (environ un mois) pour quantifier leurs niveaux de fatigue et les facteurs qui y contribuaient. « On a récolté énormément de données », raconte Diane B. Boivin.
La chercheuse a entrepris d’évaluer objectivement le cycle éveil-sommeil ; les personnes participantes ont porté une montre pour documenter leur horaire de sommeil en plus de répondre à divers questionnaires plusieurs fois par jour et de subir des tests de temps de réaction. Les participantes et participants devaient également répondre à un questionnaire standardisé pour évaluer diverses variables personnelles, comme la gravité de leurs symptômes d’insomnie et de somnolence, ainsi que leur chronotype (préférence personnelle de l’horaire de vie). Des échantillons d’urine ont aussi été récoltés quatre à cinq fois pendant plus de 24 heures au cours du cycle de travail pour mesurer leur contenu en métabolites hormonaux, ce qui a permis de déterminer l’heure interne de l’horloge biologique des sujets.
Une adaptation difficile
Cette étude terrain a permis de valider les processus détectés en laboratoire, par exemple que le cycle circadien, que contrôle l’horloge biologique, influence les niveaux de fatigue. « L’horloge biologique ne se déplace pas du jour au lendemain quand on change de fuseau horaire ou d’horaire de travail », constate Diane B. Boivin. Autre résultat important : seule une minorité de policières et policiers voient leur horloge biologique s’adapter aux quarts de nuit, même après une semaine de vie nocturne. Pour la majorité, elle reste conforme à un rythme de vie diurne. « C’est très important, parce que ça affecte les niveaux de fatigue et la capacité à dormir. »
Le modèle terrain a permis non seulement d’observer des variations entre les individus, mais également entre les divers services policiers : « Certaines personnes sont plus susceptibles à la fatigue, alors que d’autres résistent mieux à la privation de sommeil et à l’état de décalage horaire interne. La nature et les conditions de travail variables d’un service à l’autre pourraient aussi affecter l’état de fatigue perçu par les policières et policiers », note la chercheuse. Ces résultats montrent l’importance d’adapter les outils d’évaluation aux environnements dans lesquels ils seront utilisés.
Un premier pas
Loin d’offrir une solution miracle au problème de la fatigue, cette étude représente néanmoins un pas notable vers l’élaboration d’une méthode globale d’estimation et de contrôle de ses risques. « Elle sera utile pour les organisations motivées à mettre en place un système de gestion des risques liés à la fatigue, que nous pourrons accompagner », explique Diane B. Boivin. Cet outil pourra éventuellement être adapté à toute organisation où la problématique d’adaptation aux horaires de travail atypiques constitue un enjeu.
Ces solutions doivent par ailleurs être implantées avec la collaboration paritaire des représentants syndicaux et patronaux. Les moyens de prévention mis en place devraient déterminer les filets de sécurité et les actions à instaurer quand la fatigue se manifeste : quoi faire quand la fatigue touche un membre de l’équipe de travail ? La réponse peut être simple, mais les mesures doivent être définies et connues à l’avance. « La fatigue est un problème complexe dont il faut s’occuper continuellement. Cela ne se règle pas avec une seule étude, ni une solution unique et simplifiée. Il faut constamment y porter attention, s’adapter et avoir une attitude proactive », conclut Diane B. Boivin.
POUR EN SAVOIR PLUS
Rapport de recherche : irsst.info/r-1131
Capsule vidéo : savoir.media/clip/je-lai-teste-une-montre-pour-le-sommeil